lundi 6 mai 2013

Un Chemin de Sang: extrait du chapitre 24

Une balle dans la tête…
Encore une fois, cette nuit, Jonathan a revu son père mourir, le crâne transpercé par une balle. Pas de tireur, pas de sang, juste un trou tout rond, tout propre, au niveau de la tempe, et une lente agonie dans les bras de son fils.
Dans sa Dodge rouge-orangée filant à pleine vitesse sur l’autoroute, Jonathan a ouvert les fenêtres malgré le vent assourdissant : il aimerait avoir des courants d’air jusqu’à l’intérieur du crâne, remplacer ses souvenirs par une brise fraîche, sans goût, sans odeurs.
Une balle dans la tête, lui aussi en espère une parfois. Souvent, en fait. Il imagine le tracé de la balle traversant de part en part son cerveau, sans dévier, gentil petit soldat faisant son devoir.
Jonathan a redessiné cent fois le sillon du métal dans sa matière grise, molle, docile. Pas d’éclatement des os du crâne, dans ses fantasmes, pas de chairs brûlées par la balle chauffée à blanc au sortir du canon, pas de jets de sang : juste un joli petit trou et une trace propre comme l’onde d’un caillou dans l’eau. Quand il n’en peut plus, comme aujourd’hui, où il braille une chanson débile par les fenêtres ouvertes de sa voiture parce que son crâne va exploser de remords, il ne peut penser qu’à ça pour le soulager : une balle dans la tête et hop ! Le tour est joué ! Comme par miracle, plus de souvenirs de la mort de son père, plus de rêves relatant pour la centième fois son agonie, plus de culpabilité !
Jolie petite balle, délivres-moi du mal… C’est son credo, depuis des années : alors, pourquoi Jonathan ne s’est-il jamais administré son traitement de choc ? Mais parce qu’il veut souffrir, parce qu’il les aime, ses cauchemars ! Voir et revoir son père mourir à longueur de nuits, penser qu’il aurait dû le sauver, l’aimer plus, jours après jours, c’est ce qui le maintient en vie ! Sa douleur, c’est sa Croix, celle qu’il porte et sur laquelle il s’appuie, respiration après respiration, jusqu’à cette mort qu’il entrevoit comme le début de sa vraie vie.
Pour ne pas oublier qu’il aurait dû être plus proche de son pauvre père et l’empêcher de vouloir mourir, Jonathan a choisi depuis des années de devenir dessinateur pour la police. Dévisager des morts à longueur de journées, entendre de loin en loin les sanglots des familles éplorées le long des couloirs de la morgue, croiser des brancards sur lesquels se dessinent les silhouettes muettes de corps mutilés, déchirés, c’est l’essentiel de sa vie, la vérité de son existence.
Quand, harassé, sceptique, il se penchait sur les pages de papier glacé des livres de la bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts pour y apprendre, par exemple, la spécificité du « rose de Pompéi » comparé aux autres teintes de la même gamme, il ne voyait déjà qu’eux, les visages muets de douleur, les corps disloqués : un « rose de Pompéi » siérait-il plus à un noyé qu’à un grand brûlé ? Comment rendre la vie aux joues livides de la victime d’un tueur en série cannibale ? Peut-on vraiment se permettre de peindre un joli drapé à la robe en lambeaux d’une femme violée et morte étouffée par son propre sang ?
Comme tout cela aurait prêté à rire, si ça n’avait pas été si réel.
Déjà, des années auparavant, tandis que ses camarades étudiants nantis se gargarisaient des grandes théories de l’Art Contemporain, critiques alors qu’ils arrivaient à peine à pondre, à force de nuits épuisées, de pauvres gribouillis à peine dignes des peintres à la chaîne de la Place du Tertre, Jonathan se meurtrissait à ressasser l’inutilité de sa propre vie au milieu de ces petits cons oisifs.
Son cerveau, pendant la journée, l’étouffait d’images de petits enfants sales cassant des pierres dans des carrières pour payer les dettes ancestrales de leur famille ou prostitués par leurs parents. La nuit, son inconscient prenait le relais et le représentait, lui, Jonathan, écrasant sous sa semelle les mains que lui tendaient de vieilles femmes déguenillées et crevant de faim.
Il avait tenu bon jusqu’au diplôme final, faisant croire à tous que rien ne l’intéressait plus dans la vie que ces Beaux-Arts dont il vomissait jusqu’au nom même, cachant le fait qu’aucun Greco ne valait à ses yeux la moindre croûte de pain dans la bouche d’un mendiant affamé.
Diplômé sans gloire mais sans efforts, il avait alors couru se présenter au concours de recrutement des dessinateurs de la police et, depuis, il peignait ces morts qu’il aimait tant parce qu’ils lui rappelaient son père et lui répétaient que toute douleur ici-bas a une fin.
Echevelé, le corps frigorifié mais le visage écarlate, Jonathan arrête sa Dodge devant les grilles de l’Institution Pénitentiaire.
Il a l’impression d’avoir franchi les barrières invisibles d’un nouveau monde, de mettre enfin les pieds dans la vraie vie : ici, derrière le grillage barbelé parsemé de miradors, les murs de béton gris se renvoient les cris des détenus, des hommes qui ont peur, qui ont fait souffrir, qui pleurent, qui tueraient pour une cigarette. Tout un monde inconnu des étudiants des beaux-Arts, et qui pisserait sans remords sur le plus cher des Renoir en échange d’un steak frites dans un bistrot pouilleux.
Sur le chemin bitumé qui le mène au premier poste de contrôle, Jonathan croise une femme seule, grosse, laide, habillée de rose criard, un cabas à la main. Ses cheveux passés à l’eau oxygénée ressemblent à de la paille séchée en plein champ et rappellent ceux des prostituées de la gare de Glasgow : Jonathan la trouve plus belle que la Vénus de Botticelli. Parce que le regard de la grosse femme lui rappelle que la vie est une vraie saloperie, Jonathan l’aime.
Dans les prunelles de la Joconde, chacun peut voir ce qu’il veut : comme une danseuse de peep-show, elle offre aux voyeurs ce qu’ils viennent chercher. Dans le regard de la femme au cabas, pas de cette soumission aux désirs étrangers, pas de concession aux goûts du jour : sa beauté est réservée à un seul homme. Pour le reste du monde, le même avertissement : la vie est une sale maladie que je traîne jours après jours. Si vous ne voulez pas être contaminés, lâchez-moi !
Arrivé devant le premier garde, Jonathan décline son identité en même temps qu’il sort un semblant de laisser-passer gardé d’une soirée donnée trois mois plus tôt en l’honneur du Sergent Graham. Peu regardant, le surveillant le laisse rentrer.
Etrangement, de l’autre côté de la première ligne de barbelés, l’air semble à Jonathan plus léger, le temps plus lent, plus docile. Il se sent plus libre que jamais au milieu de la grande cour entièrement offerte au ciel assorti au gris du sol.
Les rares personnes à arpenter le béton brut longent les murs, de peur de briser l’harmonie fragile qui semble exister entre le ciel et la terre, dans ce carré gris hors du monde. Jonathan, lui, traverse la cour à lentes foulées régulières, comme un roi se dirigeant vers son trône fend la foule de ses sujets fidèles, le regard droit, le but de son trajet toujours en ligne de mire.
Il se dirige vers la petite masse de gens calmes qui fait la queue au fond de la cour, là où l’on peut deviner que se trouve le deuxième poste de garde, celui qui permet de pénétrer dans le bâtiment rectangulaire qui est le vrai cœur de la prison.
La chaleur des corps des visiteurs, amassés devant la porte étrangement petite de l’énorme édifice, se mêle à la moiteur poisseuse qui s’échappe du bâtiment chaque fois qu’un gardien en ouvre la porte pour y laisser passer, au compte-gouttes, les mères et sœurs des détenus, les avocats, un vieil homme seul.
Jonathan attend, profitant de la tiédeur des corps. Il s’est rarement senti aussi bien. Il évite de se demander si son esprit fonctionne de manière tout à fait saine, qui lui fait préférer la compagnie d’inconnus dans la cour d’une prison à une soirée avec ses amis dans le velours feutré des fauteuils Empire d’un bar chic d’Edimbourg. Comme à chaque fois qu’il commence à douter de sa santé mentale, Jonathan barre le passage à ses pensées en les noyant sous des flots de musique débile. Aujourd’hui, ce sont les stances insipides d’une stupidité entendue à la radio qu’il se chantera en boucle dans sa tête, jusqu’à anéantissement total de ses pensées négatives. Le rythme binaire des chansons à la mode est parfait pour réduire à néant n’importe quelle idée, (la meilleure du monde n’y résisterait pas), Jonathan sait cela depuis la mort de son père.
« Monsieur, je peux savoir pourquoi vous attendez ? »
La voix du gardien l’a fait sursauter. Jonathan avait tourné la tête vers une jolie jeune fille à la moue boudeuse et aux paupières baissées lorsque le surveillant s’est approché de lui. Tandis que la mélopée aux paroles répétées jusqu’à l’écœurement s’évanouit en un instant, Jonathan revient sur terre.
« Je travaille pour la police d’Edimbourg ! Je suis venu voir un prisonnier : Barthélémy Woodrow. J’ai des questions à lui poser. » Il devrait dire qu’il sent une faiblesse dans la représentation qu’il a faite de la victime de ce type, que l’observer à la dérobée l’aiderait peut-être à parfaire son tableau, qu’il sent un manque quelque part, qu’il croit pouvoir identifier en présence de Woodrow, qui, après tout, est celui par qui l’œuvre existe… Il préfère se taire et simplifier les choses que de débiter ces absurdités au surveillant…
« Si vous êtes de la police, vous n’avez pas à faire la queue avec tout le monde. Suivez-moi, je vous prie. »
« C’est à dire que… Je ne suis pas vraiment de la police : je travaille avec elle, plutôt. Ou pour elle. »
« Vous avez une accréditation ? »
Jonathan hésite à ressortir son laisser-passer. Mais comme il n’a pas grand-chose à perdre, et que le coup a marché avec le garde à l’entrée, il se permet d’essayer. Le surveillant qui se trouve en face de lui n’a pas l’air commode, ceci dit, mais, bizarrement, Jonathan se sent comme intouchable dans cette cour de prison offerte aux quatre vents.
« J’ai cela : c’est ce qu’on m’a donné pour venir ici, j’espère que cela conviendra ». Lui qui déteste mentir n’a aujourd’hui aucun scrupule, comme si les premiers symptômes d’une prédisposition à la criminalité l’avaient contaminé en s’échappant de la porte d’entrée de la prison dans un nuage d’air vicié.
Le surveillant en uniforme bleu foncé exhale des vapeurs d’after-shave à chaque mouvement, parfaitement ajusté dans une chemise repassée avec soin, comme si l’hygiène corporelle et l’odeur de la lessive pouvaient forger une armure face à cet univers de relents de cantine et de draps jaunis.
Après avoir inspecté le laisser-passer sous toutes les coutures, il le rend à Jonathan comme il l’aurait fait d’un prospectus publicitaire : « Ce n’est pas suffisant, Monsieur. Je ne sais pas qui vous a donné ce papier, mais il ne vaut pas comme accréditation pour témoigner de votre appartenance à la police. Il me semble qu’il s’agit plutôt du genre de document que l’on peut présenter pour rentrer dans une soirée privée, ou quelque chose comme ça. Qu’en pensez-vous ? »
Les bras croisés sur le torse, les jambes légèrement écartées, le surveillant s’est mis sur la défensive. Jonathan a l’impression qu’il va se jeter sur lui et lui passer les menottes pour avoir voulu rentrer en douce dans la prison ! Eh ! On arrête les gens pour vouloir s’en échapper, de cette geôle, pas pour essayer d’y rentrer, non ?! Quelle blague !
« Oh ! Et bien… Je suppose que j’ai tout de même le droit de rendre visite à ce prisonnier, n’est-ce pas ? Comme tous ces gens qui attendent, non ? »
« Tous ces gens, comme vous dites, ont de la famille à l’intérieur et ont dû préalablement à leurs visites faire établir les preuves de leur identité. Si vous êtes apte à faire la même chose, et si vous pouvez me prouver votre collaboration avec la Lothian and Borders Police - puisque le détenu que vous souhaitez rencontrer ne fait pas partie de votre famille, n’est-ce pas ?…- »
« Non, bien sûr ! »
« Pourquoi « bien sûr » ? »
« Mon Dieu, parce que… Je ne sais pas ! » Les oreilles de Jonathan commencent à rougir, premier signe du fait qu’il se sent pris en défaut. Pourtant, tout lui semble si irréel, si léger ! Où a-t-il déjà vu ce genre d’interrogatoire ? Dans un film, évidemment ! Tout défile comme sur un écran blanc devant ses yeux, depuis qu’il a quitté sa voiture ! Encore deux minutes et le type en face de lui va arracher son masque de gentil-gars-qui-joue-au-gros-dur-parce-qu’il-est-gardien-de-prison et : oh ! Jim Carrey !
« Monsieur ? Vous m’écoutez ?! »
Jonathan étouffe un rire nerveux : « Pardonnez-moi ! Je vous écoute. Dites-moi ce que je dois faire pour rendre visite à ce monsieur Woodrow ! C’est vraiment important ! » Si le film doit continuer, autant se mettre dans la peau du personnage : « mon travail implique que je pose certaines questions à cette personne. Barthélémy Woodrow est le principal accusé dans une affaire criminelle qui occupe toutes nos forces de police depuis plusieurs jours. L’interroger me permettrait de recueillir des éléments essentiels à l’avancée de l’enquête. Vous comprenez, n’est-ce pas ? »
« Vous me permettrez donc de téléphoner aux responsables du bureau pour lequel vous travaillez à Fettes Avenue afin de m’assurer de la véracité de vos dires,  dans ce cas-là. »
« Très bon acteur, ce gars…», se dit Jonathan. « Bonne intelligence du texte, d’un naturel désarmant… Ceci dit, aucun mérite : il connaît son rôle depuis bien plus longtemps que moi ! »
« Bien entendu ! », reprend le jeune homme à voix haute. « Vous pouvez demander l’inspecteur Kyle, si vous voulez bien. »
« L’inspecteur chef Kyle a quitté notre établissement il y a à peine une demi-heure. Je doute qu’il soit déjà revenu à son bureau… Il a demandé à voir Barthélémy Woodrow. Vous comprendrez donc que je m’étonne que vous désiriez rendre visite à ce détenu : pourquoi ne pas avoir accompagné votre supérieur ? Vous ne saviez pas qu’il venait ? »
Jonathan commence à trouver le film un peu long… Qu’est-ce qu’il peut savoir des allées et venues de l’inspecteur chef Kyle? A l’heure où l’inspecteur arrivait au bureau, Jonathan, lui, peinait toujours à quitter son lit… Evidemment, ce n’est pas le genre de choses à dire à cette star à la petite semaine, qui le dévisage comme s’il venait de découper sa petite sœur en morceaux, mais, tout de même : personne n’aurait-il pu penser à lui faire lire le scénario avant ?
« En effet, il arrive que L’inspecteur chef Kyle fasse des choses sans m’en avertir ! Bon ! Appelez donc qui que ce soit d’autre au bureau, et je suppose que nous pourrons trouver une solution rapide et que je pourrais commencer à bosser ! »
« C’est cela… D’autant plus que les visites prennent fin dans moins d’un quart d’heure… Ce que vous auriez su si vous vous étiez un peu mieux préparé à venir dans notre établissement aujourd’hui… Eh bien, je vais vous demander d’attendre ici un instant pendant que j’appelle un de vos supérieurs. Vous voulez bien me confier votre carte d’identité, je vous prie ? »



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Un Chemin de Sang, roman policier en français
Un Chemin de Sang: incipit.
Un Chemin de Sang: extrait du chapitre 23
Un Chemin de Sang, les personnages: Fraser, le maître.
Un Chemin de Sang, les personnages: Woodrow, le disciple.

Un Chemin de Sang: extrait du chapitre 23

Barthélémy S. Woodrow Jr., les mains derrière la tête, couché sur son matelas, regarde passer au plafond de sa cellule les armées de l’Ordre Nouveau.
Harnachés d’argent, les soldats des Temps à Venir défilent, fantômes brillants foulant des champs d’un vert aveuglant sur le fond gris sale de plâtre écaillé.
Sourire aux lèvres, le prisonnier immobile admire les troupes en marche riant et chantant pour lui seul tandis que, dans la prison, résonnent le cliquetis des gamelles à l’approche de l’heure de midi, les injures des détenus et les menaces des gardiens.
« Pleurez, jurez, criez !… L’heure est bientôt venue où vous regretterez vos bassesses ! Dans quelques jours, dans quelques heures, vous vous maudirez de n’avoir pensé qu’à vos ventres insatiables, à votre fichu sommeil, à vos instincts de porcs ! Je vous aurai prévenu, mais vous n’avez pas voulu m’écouter : au moment de mourir, implorant et gémissant, vous regretterez d’avoir couvert mes paroles ! Une dernière fois, je vous le demande : vous repentez-vous devant le compagnon du Maître de l’Ordre Nouveau ? » Woodrow, inconscient du fait que sa mise en demeure n’a pas franchi les barrières de son propre crâne, attend une réponse qui, comme toutes les autres, ne viendra jamais. Communiquant silencieusement avec celui qu’il attend, le Sauveur, Woodrow est désormais convaincu que le monologue intérieur est la seule manière de dialoguer possible, et trouve même dommage de n’y avoir pas pensé plus tôt : toutes ces années à se casser la tête à chercher les mots justes, hausser le ton pour se faire entendre, toujours se faire couper la parole… Maintenant, fini de faire des efforts pour rien : plus de grandes gueules pour vous faire taire, plus de saintes-nitouche pour prendre un air outré parce qu’on n’a pas employé exactement le bon mot à la bonne place ! La communication d’esprits à esprits est quasiment une communion, et permet de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie : y répondent les esprits supérieurs, et de ce fait élus par l’Ordre à Venir. Quant aux autres, leur surdité les condamne à périr irrémédiablement !
Quel soulagement que de savoir dès à présent avec qui on va se partager le monde, à l’avenir !
Ces derniers jours en prison ont permis à Woodrow de savoir que personne autour de lui n’allait le suivre aux côtés du Maître et, à son égal, faire partie du monde de demain. Dans son esprit, il n’a entendu que la voix de son Sauveur, (le Sauveur de l’Humanité nouvelle !), qui lui répondait.
Se pourrait-il que lui seul, petit homme infirme en comparaison de la grandeur de Celui que le monde attend, ait été choisi pour seconder le Maître ? Non, bien sûr, il le sait en contemplant les armures brillantes des soldats qui défilent au plafond de sa cage de béton : l’armée du Rédempteur est infinie ! C’est qu’elle doit être au moins aussi puissante que la foule des ignorants pour écraser toutes ces mesquineries et cette stupidité crasse qui règnent encore sur la terre… Demain sonnera l’heure où les imbéciles s’étoufferont dans leurs propres sanglots, implorant pitié, s’excusant de n’avoir pas répondu à l’appel de la voix intérieure. En attendant, Woodrow continue d’invectiver ceux qui l’entourent, les sommant de répondre à ses appels silencieux avant la venue du Bienfaiteur, qu’il sent de plus en plus imminente.
« Woodrow ! De la visite ! Levez-vous ! »
« Ne prends pas cet air agressif, pauvre homme ! » Sans prononcer un mot, le prisonnier s’adresse au gardien en le fixant d’un regard d’inquisiteur résistant à la tentation de la pitié. « Savoir que tu es condamné ne te donne pas le droit de te venger sur moi ! Comme je te plains ! Non, je ne te sauverai pas, il n’y aura pas d’exception… Tu peux pleurer, tempêter, frapper, je ne t’accorderai aucun privilège ! Il ne te reste qu’à te repentir… C’est pour ton bien que je te dis cela…»
« Approche ici ! Dos aux barreaux, les mains derrière le dos ! »
« Tu aimerais que ta voix tonne jusqu’à couvrir tes sanglots intérieurs, mais j’entends tout ! L’heure n’est pourtant pas encore aux larmes : demain sera pour toi encore bien pire qu’aujourd’hui, alors garde tes forces, tu en auras besoin… » Le prisonnier obéissant colle son dos aux barreaux d’acier froid, sans un bruit. La tête basse, on le croirait en pénitence : il songe qu’il aimerait pouvoir en sauver un, rien qu’un, de ces pauvres diables promis à la mort, parce qu’on est peut-être un plus grand chef quand on montre de la miséricorde, non ?
Mais non, quelle mascarade ! Pas la peine de feindre la pitié, il n’y croit pas lui-même ! Vivement l’anéantissement de tous ces petits esprits seulement capables de minuscules vilenies : songeant qu’il s’est bien amusé, l’espace d’un instant, à singer le Pardon, il ricane doucement, dos à son geôlier. « Mais Dieu que ce monde est stupide ! Celui-là, qui croit être fort parce qu’il a une arme à la ceinture et dans les mains un trousseau de clefs, celui-là croit que je le crains et, pire ! pense même peut-être que je l’envie ! Je lui ferai voir, au dernier jour : sous la semelle de mes chaussures je le maintiendrai, et jusqu’à son dernier souffle je le laisserai m’implorer ! Au moment où il croira qu’enfin je vais le sauver, je l’écraserai et ferai craquer ses os en sifflotant, avant de passer au suivant ! »


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Un Chemin de Sang: incipit.
Un Chemin de Sang: extrait du chapitre 24
Un Chemin de Sang, les personnages: Fraser, le maître.
Un Chemin de Sang, les personnages: Woodrow, le disciple.

vendredi 3 mai 2013

Lettre d'adieu de Virginia Woolf

Traduction: Joy Instead




Jeudi

Très cher,

Je suis sûre que je deviens folle une fois de plus. Je sens que nous n'arriverons pas à traverser une autre de ces terribles épreuves. Et je ne m'en relèverai pas cette fois. Je commence à entendre des voix, et je ne peux plus me concentrer. Alors je fais ce qui me semble la meilleure chose à faire. Tu m'as donnée le plus grand bonheur possible. Tu as été en chaque cas tout ce que l'on pouvait être. Je ne crois pas que deux personnes auraient pu être plus heureuses jusqu'à ce que cette terrible maladie surgisse. Je ne peux lutter plus longtemps. Je sais que je gâche ta vie, que, sans moi, tu pourrais travailler. Et tu le feras, je le sais. Tu vois, je n'arrive même pas à écrire cela correctement. Je n'arrive pas à lire. Ce que je veux dire est que je te dois tout le bonheur de ma vie. Tu as été totalement patient avec moi et incroyablement bon. Je veux le dire - tout le monde le sait. Si quelqu'un avait pu me sauver, cela aurait été toi. Tout m'échappe, excepté la certitude de ta bonté. Je ne peux continuer à gâcher ta vie plus longtemps.
Je ne crois pas que deux personnes auraient pu être plus heureuses que nous l'avons été.

V.




Virginia Woolf's last letter

jeudi 2 mai 2013

Virginia Woolf's last letter

Lettre d'adieu de Virginia Woolf

Tuesday.

Dearest,

I feel certain that I am going mad again. I feel we can't go through another of those terrible times. And I shan't recover this time. I begin to hear voices, and I can't concentrate. So I am doing what seems the best thing to do. You have given me the greatest possible happiness. You have been in every way all that anyone could be. I don't think two people could have been happier till this terrible disease came. I can't fight any longer. I know that I am spoiling your life, that without me you could work. And you will I know. You see I can't even write this properly. I can't read. What I want to say is I owe all the happiness of my life to you. You have been entirely patient with me and incredibly good. I want to say that — everybody knows it. If anybody could have saved me it would have been you. Everything has gone from me but the certainty of your goodness. I can't go on spoiling your life any longer.

I don't think two people could have been happier than we have been.

V.




Lettre d'adieu de Virginia Woolf à Leonard, son mari